Maria Bourganova : « Les Russes comptent toujours sur un miracle »
Maria Bourganova est la fille du célèbre sculpteur Alexander Bourganov mais aussi sculptrice elle-même et l’une des plus grandes spécialistes russes d’art sacré. Rencontre dans son atelier du musée Bourganov de Moscou.
Le Courrier de Russie : Parlez-nous de votre enfance.
Maria Bourganova : Mon père est aujourd’hui un sculpteur connu mais dans mon enfance, il débutait et n’était pas très occupé, on dessinait ensemble, il faisait ses dessins et moi les miens, il intervenait peu mais me fournissait tous les outils dont on pouvait rêver ; j’avais de très grandes feuilles de papier, tellement plus grandes que celles que je voyais à la maternelle, ces grandes feuilles étaient tellement émouvantes. J’avais des feutres et de la peinture, comme les adultes.
LCDR : Quel type de relation entreteniez-vous avec votre père ?
M.B. : Une relation pleine d’indulgence. Il me disait par exemple « J’ai mal à la tête », je regardais sa tête, ne voyais ni bleu ni égratignure et comprenais qu’il voulait jouer et n’avait mal nulle part. Une autre fois, il m’a demandé si je savais lire et je me suis dit : « Il sait très bien que je ne sais pas lire mais il ne veut pas l’admettre », je lui ai donc répondu : « Non » et il m’a dit : « On va corriger ça ! ». Il a pris un livre et on a lentement commencé à le lire, une phrase dite par lui, une phrase dite par moi… le résultat a été brillant ! Quand je suis allée à l’école, je savais tout faire : lire, écrire, compter.
J’étais dans une école spéciale qui enseignait l’art trois heures par jour comme pour des adultes professionnels
LCDR : Avez-vous fréquenté une école spéciale ?
M.B. : Oui, à partir du cinquième grade, j’avais environ dix ans, j’étais dans une école qui enseignait l’art trois heures par jour comme on le ferait pour des adultes professionnels. Ce type d’écoles existe en Russie pour la musique, le ballet, la danse et l’art, je n’ai pas connaissance de telles écoles dans les pays occidentaux.
LCDR : Et votre mère ?
M.B. : Elle était économiste, on ne savait pas grand-chose de son travail, il semblait en tout cas très organisé alors que celui de mon père regorgeait toujours d’émotions bouillonnantes.
LCDR : N’avez-vous pas l’impression d’avoir été élevée dans un cocon ?
M.B. : Mon père s’occupait beaucoup de moi mais en tant que peintre, pour le reste j’étais une très bonne élève. J’ai passé une grande partie de mon enfance dans les livres et cette passion est restée.
On ne subissait pas de pression politique sous l’Union soviétique. Si vous vouliez vous préoccuper de droits de l’homme, là, vous pouviez avoir des problèmes
LCDR : Quel était l’environnement politique, il était déjà un sculpteur connu sous l’Union soviétique, subissait-il des pressions quelconques ?
M.B. : Je pense que les étrangers ont une vision de cette période qui est très différente de la nôtre, nous… nous l’avons vécue différemment, nous ne l’avons pas vécue comme une période d’oppression politique, mon père était étudiant et a rencontré ma mère dans un chantier de jeunesse au Kazakhstan, ça se faisait beaucoup à l’époque d’envoyer les étudiants des villes faire les récoltes pendant l’été. C’est d’ailleurs en y allant que mon père a rencontré Tarkovski mais il n’a pu le voir que dans le train parce que Tarkovski était malade et a dû repartir à Moscou ! Vous voyez, rien de spécial, nous avons juste vécu, personne ne sentait l’effet du système politique. Si quelqu’un voulait se préoccuper de droits de l’homme ou entrer en dissidence, alors là oui, il pouvait avoir quelques problèmes.
Dans l’art, je ne cherche jamais la biographie
LCDR : Et quelle est votre position vis-à-vis de ce qu’on a appelé l’art politique ou plus précisément en Russie le socio-réalisme ?
M.B. : Dans l’art, je ne cherche pas la politique, pas les biographies de ceux qui sont représentés, le contenu me semble plus important. Quand vous regardez un portrait de Sarah Bernhard, ce sont les formes qui sont importantes et non le fait qu’elle ait été une grande actrice.
LCDR : Venons-en à la Russie, comment la ressentez-vous aujourd’hui ?
M.B. : Il est difficile de comprendre le pays en son entier, je vis à Moscou, je suis allée dans le nord du pays et y ai travaillé dans des musées pendant plusieurs années, ça m’a donné la possibilité de comprendre des territoires éloignés… Les musées de petites villes comme Veliki Oustioug, Totma ont un destin commun ; ils ont été créés dans les années 1920, 1930, ont subi les évolutions du pays, la tragédie… ils auraient pu disparaître mais il y a toujours des « têtes froides » qui se mettent à collectionner les icônes, les reliques et qui comprennent que c’est notre patrimoine culturel, certains ont payé de leur vie pour ça. Et grâce à eux, aujourd’hui, ces musées sont des centres culturels grâce auxquels ces villes existent.
LCDR : De quelle manière ?
M.B. : J’ai travaillé dans un petit village de la région de Totma, Oust’-Petchenga, ils ont une superbe église, avec une architecture qui ressemble à un palais baroque du 18ème siècle. Je me promenais dans cette cathédrale et me demandais pourquoi elle était si belle et pourquoi les maisons autour étaient si délabrées, toutes noires… Eh bien les gens de ce village travaillent à la rénovation de cette église plus qu’à celle de chez eux, ils sont plus de 200 à participer aux travaux, il y a chez eux cette idée de rester loin de la réalité, de créer une sorte d’espace idéal et protégé, un espace sur lequel le quotidien n’a pas de prise. Vous voyez, ils s’occuperont de la rénovation de leur maison plus tard… ou jamais !
Comme votre père Noël est jovial et comme notre saint Nicolas est sérieux et profond
LCDR : Quelle est votre vision de la vie en Russie ?
M.B. : Les petites villes où j’ai travaillé semblent endormies mais ne le sont pas justement parce qu’il y a cette volonté de protéger son espace culturel. Il me semble que la vie est difficile pour les Russes, regardez votre père Noël, comme il est jovial, alors que notre saint Nicolas est si sérieux. Regardez l’image de notre saint Nicolas, regardez la façon dont nous le représentons, sur les icônes, les statues, les reliques, il a ce visage sérieux, profond, vous ne l’imaginez pas à côté du sapin de Noël et des cadeaux ! Il est toujours représenté tenant une ville dans une main et l’épée dans une autre, il a une tenue militaire, il est prêt à se servir de son arme et à tuer des hommes… On est vraiment loin du père Noël.
LCDR : Qu’est-ce qui vous paraît le plus prégnant dans la personnalité des Russes ?
M.B : Les Russes comptent toujours sur un miracle !
Je regrette de ne pas parler plus de langues étrangères
LCDR : Avez-vous des regrets ?
M.B. : Oui, je regrette mon absence de liberté de communication mais c’est moi qui en suis coupable, je ne parle que deux, trois langues couramment alors que j’aurais aimé en lire tellement d’autres, au moins commencer à les apprendre. Je fais heureusement de la sculpture qui, elle, est accessible à tous, sans besoin de langue commune.
LCDR : Vous croyez en Dieu ?
M.B. : C’est une question difficile pour moi. Nous sommes en Russie, je crois que tous les Russes croient, sans être obligatoirement pratiquants.
LCDR : Tous les Russes croient ?
M.B. : On croit toujours que ça va se régler… par en haut…